Camille Roux dit Buisson : “Jacqueline Marval a su s’imposer dans ce milieu très masculin”
Dans le cadre d’une semaine thématique intitulée “Comment la culture change le monde” animée par Samuel Valensi, metteur en scène et comédien dans la compagnie La Poursuite du Bleu, les étudiants de 5e année de l’ICART ont accueilli plusieurs professionnels engagés dans le secteur culturel. Ils ont notamment rencontré la directrice du Comité Jacqueline Marval, Camille Roux dit Buisson. Le comité a pour objectif de remettre en lumière le travail de cette grande artiste qui a été effacée de l’histoire de l’art en partie à cause de sa condition de femme peintre.
Bonjour Camille, peux-tu nous raconter ton parcours et comment est né le Comité Jacqueline Marval ?
J’ai d’abord fait une école de mode, puis j’ai travaillé en agence dans laquelle je faisais des relations publiques et organisais des défilés, mais ma vraie passion, l’art, a fini par reprendre le dessus. Ainsi, en 2018, j’ai décidé de rejoindre mon père dans son activité de marchand d’art.
Jacqueline Marval c’est une histoire de famille, mon père, Raphaël Roux dit Buisson, a commencé à collectionner ses œuvres il y a une quarantaine d’années. Plus il en a su sur son histoire, plus il s’est dit que ce n’était pas possible qu’une artiste avec une telle carrière ait pu être oubliée alors que d’autres artistes masculins avec qui elle a beaucoup travaillé, tels que Picasso et Matisse, sont aujourd’hui sur le devant de la scène. Au départ, Jacqueline Marval nous prenait moins de temps de façon quotidienne. Les choses ont petit à petit évolué et nous avons pu acquérir un espace dans le IXe arrondissement de Paris, pour exposer nos œuvres de Jacqueline Marval et conserver nos archives. Le Comité a ouvert ses portes en décembre 2020.
Qui était Jacqueline Marval ?
Marie-Joséphine Vallet est née en 1866, à Quaix près de Grenoble. Elle se marie assez jeune et a un enfant qui meurt à l’âge de 6 mois. Cet évènement va bouleverser sa vie. Elle quitte alors son mari et, pour subvenir à ses besoins, travaille en tant que giletière et brodeuse. Elle décide ensuite de quitter Grenoble pour Paris, notamment pour fuir son ex-mari, marquer une rupture avec son ancienne vie et se saisir de son indépendance. Si son choix de s’installer à Paris lui est propre, elle y retrouve le peintre Jules Flandrin, rencontré peu avant à Grenoble. Flandrin deviendra son compagnon, ils vivront une histoire d’une trentaine d’années.
Elle commence à peindre de manière autodidacte. Ayant peu d’argent (elle travaille en tant que brodeuse et giletière pour subvenir à ses besoins), elle déchire des draps qu’elle monte sur des châssis parce qu’il est pour elle plus vital de peindre que d’y dormir. C’est à ce
moment-là qu’elle prend le nom de Marval (la contraction de Marie et Vallet). En 1901, elle expose une dizaine de ses tableaux au Salon des Indépendants. Elle est alors repérée par Ambroise Vollard, un des plus grands marchands d’art de l’époque. Vollard achète alors tous ses tableaux exposés (une dizaine), dont L’Odalisque au Guépard, autoportrait nu de 1900. Jacqueline Marval travaille beaucoup autour de l’autoportrait, une façon pour elle de récupérer son image et son pouvoir. Un côté avant-gardiste et féministe que l’on retrouve à l’essence même de ses tableaux.
En quoi Jacqueline Marval est-elle une figure féministe ?
En tant que femme, il était compliqué d’exister comme artiste mais Jacqueline Marval a su s’imposer dans ce milieu très masculin : elle était proche de beaucoup d’autres peintres de l’époque (Marquet, Matisse, Van Dongen), mais était surtout respectée en tant qu’artiste. Elle n’a jamais voulu participer aux salons exclusivement féminins de l’époque car elle ne comprenait pas pourquoi on devait marquer une différence de genre : elle était artiste, voilà tout.
Une de ses œuvres majeures, Les Odalisques (1902-03), est très similaire aux Demoiselles d’Avignon peintes en 1906- 1907 par Picasso, soit trois ans après le tableau de Marval. Picasso n’a jamais voulu expliquer l’origine de son œuvre. Les Odalisques représentent une scène de bordel. Les femmes dépeintes ont chacune les traits du visage de Jacqueline Marval. Elles regardent le spectateur de façon à montrer qu’il dérange, ce qui le fait entrer dans la scène. Ici, pas de male gaze : les corps sont représentés de façon naturelle, sans artifice. Les chaires sont bleutées pour marquer leur réalité. Par le côté très brut, Marva dénonce leur condition (elle travaillait très peu avec des modèles professionnels, mais allait chercher des femmes et des prostituées dans la rue).
Les formats des Demoiselles et des Odalisques sont similaires. Si Les Demoiselles d’Avignon est un peu plus haut, les deux ont la même largeur (environ 230 cm). On retrouve la même composition : cinq femmes, celle qui a le rôle de servante arrive à gauche, portant une abaya. Au premier plan, à droite, on retrouve la femme assise. Chez les deux artistes, les fruits ont une place centrale. Les coloris sont similaires, et l’on retrouve la même ouverture de rideau.
Si Marval se représente cinq fois dans son tableau Les Odalisques, Picasso se représente lui-même deux fois : les deux femmes nous faisant face dans son tableau ont son visage (voir ses nombreux autoportraits, dont Autoportrait à la Palette). Nous retrouvons ce côté féministe dans de nombreux tableaux où elle critique le rôle attendu par la société pour les femmes, un rôle dans lequel elle ne se reconnaît absolument pas (Les Neurasthéniques, Les Tristes…).
En 1913, les frères Perret, architectes du Théâtre des Champs-Élysées lui demandent de décorer une partie du théâtre, aux côtés de Maurice Denis, Bourdelle, etc. Marval décore le foyer de la danse. Marval choisit de raconter l’histoire de Daphnis et Chloé (Longus) : une histoire d’amour entre adolescents. Si Marval choisit ce sujet, c’est que la prostitution, le proxénétisme et la pédophilie font rage dans les foyers de la danse de nombreux établissements. Marval veut signifier aux vieux mécènes qui se croient tout permis qu’ils n’y ont pas leur place.
Quel est ton travail au sein du comité ?
Étant donné que le comité n’est pas ouvert au public, nous menons beaucoup d’actions de communication afin de permettre à un maximum de personnes d’en apprendre davantage
sur Jacqueline Marval. Nous travaillons en partie via les réseaux sociaux (Instagram, Youtube…), qui ont une approche plus accessible. Nous participons à des conférences
(Musée Pouchkine à Moscou) et donnons des interviews, notamment pour des podcasts – nous avons lié les deux en enregistrant en public, au comité, un épisode du podcast Femmes d’Art.
Une autre partie de mon travail au sein du comité consiste à rédiger le Catalogue Raisonné Volume II et à tracer les œuvres de Jacqueline Marval : on estime à environ 1200 le nombre d’œuvres produites par l’artiste. Cela nous permet de mieux raconter son histoire et surtout cela nous donne du matériel pour constituer les expositions auxquelles nous participons et / ou organisons. D’ailleurs, pour l’organisation de sa rétrospective au Seoul Arts Center en Corée (prévue pour 2023), nous empruntons également des œuvres à des particuliers et à des institutions afin de pouvoir raconter l’histoire de Jacqueline Marval de la façon la plus complète possible.
Vous organisez de nombreuses expositions à l’étranger, qu’en est-il en France ?
En effet, l’été dernier nous avons prêté trois tableaux au Musée Pouchkine à Moscou pour une exposition qui s’appelait Muses de Montparnasse, ce qui nous a apporté beaucoup de visibilité : sur tous les artistes exposés, le musée a choisi le tableau de Marval Les Coquettes (qui appartenait à Ambroise Vollard) pour l’affiche de l’exposition, la couverture du catalogue, etc. En 2023, se tiendra une grande rétrospective au Seoul Arts Center consacrée à Jacqueline Marval avec plus de 130 tableaux et de nombreuses archives. Cette exposition a été décalée de 2022 à 2023 en raison du Covid : je travaille activement à la faire voyager et à l’emmener dans d’autres pays d’Asie après la Corée. Concernant la France, Jacqueline Marval est exposée au Musée du Luxembourg depuis le 2 mars 2022 (jusqu’au 10 juillet 2022) dans le cadre de l’exposition Pionnières, Artistes dans le Paris des Années Folles, ce qui permettra de toucher un public français. Paradoxalement, les expositions à l’étranger sont un très bon moyen de faire reconnaître Jacqueline Marval en France. En effet, le marché asiatique, notamment coréen, est surveillé de très près : les institutions françaises se rendront peut-être davantage compte de l’importance de cette artiste au moment de la rétrospective au Seoul Arts Center. J’espère pouvoir organiser une rétrospective de l’œuvre de Jacqueline Marval à Paris dès que possible : le Comité Jacqueline Marval a pour ambition de remettre en lumière le travail de cette artiste, aussi bien en France qu’à l’international.
Propos recueillis par Pascaline Lebreton, Pilar Parodi, Morgane Lusetti, Alexane Rousselle, Laura Provost et Marie Michel
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